Son sourire quasi énigmatique pouvait la rendre appréciable. Beaucoup de ses collègues voyaient en elle une femme sympathique. Une forme de Mona Lisa pour d’autres. Rien que ça.
Mais c’était une Nonote*. Et elle avait le temps, tout son temps. L’urgence de la planète n’était pas la sienne. Le temps s’écoulait paisiblement dans son monde sourd.
Le temps.
Voilà bien une abstraction que les Nonotes se refusaient obstinément à considérer.
Ils entendaient depuis si longtemps les scientifiques s’époumoner, que c’en était devenu comme un bruit. Des découvertes glaciaires sur l’évolution anthropocène du climat, des études sans équivoque sur la plastification des océans, les difficultés croissantes d’accès à l’eau, les pollutions planétaires de toutes origines, l’effondrement de la biodiversité… toutes ces rengaines constituaient pour les Nonotes un bruit de fond diffus.
Ce temps qui passe, qui est perdu dans l’inaction, ils en ont conscience mais cela leur importe peu.
En revanche, ce qui commence à les interpeller, à les déranger voire à les irriter, c’est l’autre temps, celui qui vient. Celui-là leur fait peur. Pas pour les changements radicaux qu’il va produire sur la planète. Non, non, c’est une crainte, une forme d’angoisse plus personnelle et pernicieuse.
Ils vont utiliser un ressort très puissant
Revenons à Ramona, une Nonote pas nécessairement virulente. Elle fait partie du ventre mou de la population. Elle est donc de la variété « No hurry. » (elle est trop loin des sciences et de la technologie pour être dans une des deux autres catégories possibles)
Elle a dans son entourage professionnel des membres de PlanetFirst. Ceux-ci n’ont pas renoncé à la convaincre. Ils vont tenter une autre voie que la sensibilisation rationnelle et scientifique (à laquelle elle est totalement hermétique du bas de sa discipline bornée). Ils vont utiliser un ressort très puissant : le temps et notre rapport à lui.
Depuis la révolution industrielle, les humains ont éreinté la planète pour produire plus et plus vite. Dès lors, tout devait s’accélérer. Y compris le temps. On devait se déplacer plus vite, accomplir ses tâches plus vite, changer de vêtements plus vite, acheter de nouveaux biens plus vite, consommer plus, plus vite et plus souvent.
Et maintenant, les Forçats du Climat et du Temps, comme ils étaient appelés par les journalistes, disaient à Ramona de reconsidérer son rapport au temps. Troquer un déplacement en avion par un trajet en train plus long. Utiliser un peu de son temps pour entretenir ses objets afin de les faire durer plus longtemps (qu’il s’agisse de prendre soin des tripes de ses appareils électroniques et électroménagers, tout comme de raccommoder et ravauder ses vêtements). Tout cela dérangeait Ramona. Durant tant d’années d’insouciance aveugle, elle consommait sans penser à faire durer un objet ou un trajet.
Son sourire béat
Pour ces Forçats, c’était toujours une belle satisfaction que d’arriver à infléchir le comportement de ces Nonotes « No hurry », ventre mou, en les amenant à ralentir, en les prenant au mot de leur thèse « no hurry » en la tournant en « take your time », voire l’immémorial carpe diem.
Dans le cas de Ramona, son sourire béat les laissait tout de même perplexes sur le succès de cette mission-là ; nous y reviendrons.
Un peu comme le paradoxe de Langevin, les Forçats du Climat et du Temps présentaient des rapports apparemment contradictoires au temps. Ils accéléraient le rythme des soins apportés à la planète (des MAP mensuelles au lieu des COP annuelles). Tout en nous invitant à ralentir nos rythmes propres.
Accélérer notre attention au monde tout en prenant le temps d’en prendre soin, voilà la devise de ces acteurs du Temps moderne.
* Nonotes : regroupement hétéroclite de 3 tendances : les négationnistes « No need to worry », des temporisateurs « No hurry to act » et des techno-béats, « Technology will save us» (cf l'épisode 2)
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